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Science et méditation (Heidegger sans peine - 2)


Jeff Hawke

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Science et méditation.

 

 

 

Martin Heidegger est à consommer avec modération, son écriture est difficile et dérangeante, et ses cheminements fréquemment déconcertants. Les sujets traités sont toujours captivants, mais il ne faut pas s’attendre à trouver des réponses, plutôt à découvrir des questions inattendues, et des réponses qui semblent ne pas en être.

 

J’avais il y a quelques temps ouvert un fil ici pour présenter une conférence de 1953, La question de la technique, dans la foulée d’une discussion sur un bouquin d’Heisenberg, La nature dans la physique moderne.

 

Dans le même recueil, Essais et conférences, et faisant immédiatement suite à ce questionnement sur la technique, on trouve un texte de 30 pages, Science et méditation (Wissenschaft und Besinnung), une conférence donnée à Munich en Août 1953 (donc avant La question de la technique, donnée en Novembre de la même année).

 

Je me propose d’en indiquer ici les grandes lignes du cheminement (Heidegger n’expose pas, il chemine et questionne. Je ne cherche donc pas à l’exposer ni à le résumer, mais à indiquer les étapes de ce questionnement), que je divise en approximativement 5 parties : Définir la science, Que veut dire « le réel » ?, Que veut dire le mot « théorie » ?, L’objectité, L’Incontournable.

 

Remarque : Je fais un assez large usage de citations d’Heidegger parce que son expression, complexe mais précise, permet de montrer le raisonnement, ou plutôt l’itinéraire de sa pensée, en minimisant le risque d’une simplification qui pourrait le trahir.

 

 

 

Définir la science (pp 49 – 52)

 

La culture, « domaine où se déroule l’activité spirituelle et créatrice de l’homme », c’est l’art et la science, cette dernière est donc parmi « les valeurs auxquelles l’homme attache du prix ». Mais, selon une démarche similaire à celle employée dans la question de la technique, nous ne pouvons comprendre l’être (Wesen, traduit par l’essence dans la conférence sur la technique, et par l’être dans tous les autres essais du recueil) de la science moderne si nous restons sur cette définition d’activité culturelle. Car, de même que l’art nous révèle la beauté cachée du monde, la science est un mode dans lequel tout ce qui est, s’expose devant nous. (p 49)

 

La réalité dans laquelle nous, les humains d’aujourd’hui, nous nous mouvons est majoritairement déterminée par la science. La question posée est de savoir si cette science qui domine le monde n’est qu’une fabrication de l’homme, le résultat de la volonté de savoir de l’homme, ou bien autre chose. Et la réponse est qu’il s’agit d’autre chose, qui nous demeure cachée tant que nous restons sur les représentations ou les conceptions habituelles.

 

Heidegger parle d’une situation (Sachverhalt), et dit que nous devons décrire l’activité scientifique d’aujourd’hui pour faire la lumière sur cette situation. Exposer comment les sciences sont intriquées à toute notre activité moderne nécessite de connaitre « par expérience ce en quoi consiste l’être de la science. On peut l’exprimer en une courte phrase : La science est la théorie du réel. Cette phrase ne prétend fournir, ni une définition toute prête ni une formule commode. Elle ne contient que des questions. » (p 51)

 

Il est bien précisé que dans « la science est la théorie du réel », le mot « science » désigne la science moderne, mais en aucun cas la science du Moyen Age (la doctrina), ni celle des Grecs (l’épistémé). Ce qui ne l’empêche pas d’être fondée dans la pensée des Grecs (la philosophie). On ne peut donc rien comprendre à ce qui advient aujourd’hui sans dialoguer en profondeur avec les penseurs Grecs et la langue Grecque. Cela, non pour ressusciter un passé révolu, mais pour nous éclairer sur la genèse du monde moderne, et en comprendre son ébranlement actuel.

 

« Ce qui, à l’aube de l’antiquité grecque, a été pensé, ou dit sous forme poétique, est encore aujourd’hui présent, si présent que son être, à soi-même encore fermé, est prêt de tous côtés à nous accueillir et qu’il vient sur nous, là surtout où nous nous y attendons le moins, à savoir dans le règne de la technique moderne, laquelle est complétement étrangère à l’antiquité, mais a néanmoins en elle son origine essentielle. » (p 52)

 

La phrase « la science est la théorie du réel » va donc être considérée selon deux points de vue, en demandant d’abord que veut dire « le réel » ? Et ensuite, en demandant que veut dire « la théorie » ?

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Que veut dire « le réel » ? (pp 53 – 57)

 

 

Laissons-nous guider par le mot. Le réel en Allemand, c’est das Wirkliche. Le domaine de l’oeuvrant, ce qui oeuvre… Ici, Heidegger précise la façon dont la réponse à une question suit l’étymologie :

 

« Il s’agit bien plutôt, en s’appuyant sur la signification ancienne du mot et les changements qu’elle a subis, d’apercevoir le domaine de choses dans lequel le mot introduit et où il parle. Il s’agit de considérer ce domaine essentiel comme celui à l’intérieur duquel se meut la chose désignée par le mot. C’est ainsi seulement que le mot parle et il le fait en rapport avec les significations que la chose désignée a parcourues et dans lesquelles elle s’est déployée d’un bout à l’autre de l’histoire de la pensée et de la poésie. » (p 53)

 

Œuvrer veut dire faire (Tun en Allemand), tesis en Grec, qui veut dire mise, pose, position…C’est un faire qui n’est pas exclusif de l’activité humaine. La Nature (physis) est aussi un faire, par sa croissance, sa puissance. Un amener, un pro-duire… « Ce qui « fait » en ce sens est l’oeuvrant, le présent dans sa présence (Anwesen).» (p 54)

 

Le réel est l’oeuvrant et l’œuvré. Ce qui produit et ce qui est produit. La réalité c’est ce qui a été pro-duit, et qui est là, devant nous.

 

Une autre racine grecque pour Wirken (œuvrer) et Werk (œuvre), c’est ergos.

 

Dans l’oeuvrer et dans l’oeuvre, quelque chose arrive dans le non-caché, s’y tient et s’y trouve.

 

Pour les Grecs, et contrairement aux romains qui parlent de causa efficiens, il n’y a pas production d’un effet dans ergos… Il s’agit de la présence, au sens propre, pour laquelle Aristote a créé le mot energeia. Mot dont le sens a depuis, évolué. Mais les Romains, eux, pensent l’ergos comme actio, et traduisent energeia par actus. (p 55) Ce qui fait que le réel devient maintenant la conséquence d’une action.

 

Avec le glissement de sens Romain, « le réel apparait maintenant dans la lumière de la causalité de la causa efficiens. » Ce qui est réel se montre à nous comme une chose qui s’est mise en évidence dans un « faire ».

 

Puis, par un nouveau glissement de sens entre « de fait », et «certainement », la conception de ce qui est réel est maintenant que c’est le résultat d’une réalisation, d’un travail, d’un fait.

 

Depuis le XVIIème siècle, « réel » est synonyme de « certain ».

 

Aujourd’hui, le réel est donc ce qui est « fait », le factuel, qui s’oppose à l’apparence ou à la pure opinion. Mais en même temps, il a conservé un peu de l’ancien sens (Grec), la chose présente qui se met en évidence. (p 57)

 

La chose présente arrive à une position (Stand), qui fait que le réel se montre comme ob-jet (Gegen-Stand). Ce mot, Gegenstand, n’apparait qu’au XVIIIème siècle, comme traduction du latin obiectum (Note perso : En Français, le mot objet est un peu plus ancien, il date du Moyen Âge apparemment :refl:).

 

Le mode de présence de l’époque moderne est l’objectité. Alors que « ni la pensée médiévale ni la pensée grecque ne conçoivent la chose présente comme objet. » (p 57).

 

Il faut maintenant interroger le processus qui fait que la chose présente devient un objet. En posant la question suivante « Qu’est-ce que le réel par rapport à la théorie ? », c'est à dire qu'est-il (en partie du moins) du fait de la théorie ?

 

Il faut donc maintenant demander ce que veut dire le mot théorie.

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Mais pas avant d'avoir éclairci le sens de l'expression : "vouloir dire". Ce n'est pas si simple.

 

L'essai dont il est question dans ce fil ne porte pas sur un raisonnement de logique, il ne nécessite donc pas une définition rigoureuse et non ambigüe de chacune des propositions enoncées.

 

Il s'agit d'un cheminement de pensée, et d'un questionnement. La question porte sur ce qu'est la science d'aujourd'hui, et le mode d'exploration porte sur le sens des mots employés pour la caractériser, étant précisé qu'il ne s'agit pas d'un exercice de définition lexicale (qui ne nous apprendrait rien sur l'essence de nos actes), mais de comprendre ce que nous disent les mots sur ce qu'on fait, et dont on ne se rend pas forcément compte.

 

Par exemple, que le "réel" soit une élaboration de notre part n'a plus rien d'évident aujourd'hui où nous vivons dans un monde d'objets comme si cela allait de soi (au point d'avoir abandonné dans la plupart des langues modernes les flexions permettant de distinguer un sujet d'un objet). Pourtant, réel dit bien qu'il s'agit du résultat d'une réalisation, que nous sommes dans le coup d'une façon ou d'une autre... ;)

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Que veut dire le mot « théorie » ? (pp 57 – 62)

 

 

En Grec, theôrien (le verbe) et theôría. (le substantif) est thea (l’aspect, l’apparence, ce que Platon a appelé l’eidos) et hôran, qui est regarder, considérer. Le verbe Grec theôrien est donc « regarder l’aspect sous lequel apparait la chose présente et, par une telle vue, demeurer, voyant, près d’elle. » (p 58)

 

Le mode de vie de la contemplation, c’est le bios theorétikos, la vie de l’esprit, que les grecs placent au-dessus du bios praktikos, la vie « active », consacrée à l’action la production.

 

Mais le mot theôria peut encore se comprendre différemment, comme thea et oraThéa est la déesse, celle qui donne l’alithéa de Parménide, la non-occultation, que les Romains ont traduit par veritas, la vérité (Warheit). (p 59) Ora, c’est la considération et l’honneur que nous accordons, ce qui fait de la theôria la considération que nous avons pour la non-occultation de ce qui est présent.

 

Ce sens ancien de théorie est donc « vue de la vérité », « gardienne de la vérité ». C’est l’être de la théorie qui, quand le mot est employé au sens moderne, en parlant de science, reste voilé mais il est toujours là. Il faut donc chercher où se trouve la différence. Les Romains ont traduit la théorie en contemplatio (et le verbe contemplari), traduction qui a fait disparaitre un sens essentiel des Grecs. En effet, « contempler veut dire séparer quelque chose, le placer dans un secteur et l’y enclore. » (Templum, le temple, c’est un secteur découpé au ciel et sur la terre).

 

En passant de la theôria à la contemplatio, il s’opère une modification décisive, on sépare ce qu’on doit voir. Mais à ce stade, la vita contemplativa et la vita activa sont encore distinctes. Au Moyen Âge, la première se situe dans les cloîtres, la seconde est mondaine. (p 61)

 

En Allemand, la contemplation se dit Betrachtung (sens moderne : considération, examen, réflexion sur), la théorie est la considération du réel. En pistant le sens de ce mot, dans ce qui le rattache au sens originel Grec de la théorie, et dans ce qu’il contient, on trouve la notion de « suivre à la trace » (Trachten, du latin tractare). « La théorie entendue comme Betrachtung serait cette élaboration du réel qui le suit à la trace et s’en assure. » (p 62).

 

La science moderne, entendue comme théorie dans le sens qui vient d’être explicité, est donc bien une intervention dans le réel, une élaboration de celui-ci, et non quelque chose qui le saisirait « tel qu’il est ». Un réel qui se met ainsi en présence comme objet.

 

« A ce règne de l’objet, comme mode de la présence, correspond la science, pour autant que, de son côté, comme théorie, elle provoque le réel, visant spécialement son objectité. La science met le réel au pied du mur. Elle l’arrête et l’interpelle, pour qu’il se présente chaque fois comme l’ensemble de ce qui opère et de ce qui est opéré. » (p 62)

 

La science s’assure du réel dans son objectité, c'est-à-dire dire qu’elle en construit une représentation qui le transforme en une diversité d’objets, objets qu’elle suit à la trace et dont elle s’assure.

 

« que (…) la science devienne la théorie qui suit le réel à la trace et s’en assure comme d’un objet, cette situation eût été aussi étonnante pour un homme du moyen âge qu’elle eût dû être déconcertante pour la pensée grecque. » (p 63)

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Résumé des épisodes précédents :

 

 

La culture, c’est l’art et la science. Tandis que l’art, loin de n’être qu’une simple création humaine, est un dévoilement de la beauté du monde, la science (moderne), supposée nous révéler le monde tel qu’il est, est en fait une façon d’en construire une représentation pour nous le donner à voir et nous permettre de l’appréhender comme une collection d’objets.

 

Cet être de la science est mis au jour par l’exploration « historique » du sens profond des mots théorie et réel.

 

Heidegger éclaire maintenant cet aspect qu’il appelle l’objectité.

 

 

L’objectité (pp 63 – 70)

 

« La théorie s’assure chaque fois d’un district du réel comme de son domaine d’objets. » (p 63)

 

Le caractère d’objectité de la science détermine à l’avance les possibilités de l’interrogation du réel. C’est vrai aussi de la physique atomique contemporaine, qui n’invalide pas la physique de Galilée, mais limite son domaine de validité. La science moderne piste le réel selon un calcul (« Est réel ce qu’on peut mesurer » Max Planck). « Calcul », au sens large, c’est « compter avec une chose » (p 65). L’objectivation du réel est un calcul…

 

« La science moderne comme théorie du réel reposant sur la primauté de la méthode, il lui faut, en tant qu’elle s’assure des domaines d’objets, délimiter ces derniers, les uns par rapport aux autres et répartir dans des compartiments ce qui a été délimité, c'est-à-dire le compartimenter. La théorie du réel est nécessairement une science compartimentée. » (p 65)

 

D’où il apparait que la spécialisation n’est pas un défaut d’évolution des sciences, mais une composante nécessaire de l’être de la science. De cette objectité se déterminent des domaines d’objets, qui se constituent en régions qui délimitent les validités spécifiques des différentes sciences, les interrogations nées des zones frontières étant une source majeure de nouveaux développements (on retrouve là des points abordés dans le manuscrit de 1942 de Heisenberg, qui était inédit à l'époque ou Heidegger a donné cette conférence).

 

La question maintenant est : « Quelle situation latente demeure en retrait dans l’être de la science ? » (p 66).

 

Si l’on considère par exemple la physique, qui inclut la macrophysique et la physique atomique, l’astrophysique et la chimie, nous avons la nature (physis) mise en évidence comme privée de vie.

 

Avec la mécanique newtonienne, la physique classique, « la nature se montre comme l’ensemble coordonné des mouvements des corps matériels » (p 66), et cela de façon déterminable, non équivoque, quant au lieu et au mouvement.

 

Puis, là où la physique classique précalcule la nature, la physique atomique travaille en mode statistique. Mais bien que présentant « des traits fondamentaux tout autre », elle reste une science, une théorie, qui suit les objets du réel dans leur objectité. L’argument d’Heidegger est ici appuyé d’une référence à Heisenberg, « Les problèmes fondamentaux de la physique atomique contemporaine », in 1948, « Changements survenus dans les fondements de la science de la nature ».

 

Sur le fond, rien ne change entre classique et atomique, sauf que l’objet lui-même disparait, et c’est la relation sujet-objet qui prend le pas (point qui ne peut être examiné ici de plus près, précise Heidegger).

 

Ici, on retrouve des concepts introduits et détaillés dans « la question de la technique », sur l’Arraisonnement (Gestell) qui fait de la relation sujet-objet un fonds à commettre.

 

« Considérons maintenant la situation latente impliquée dans le règne de l’objectité. » (p 69)

 

La théorie arrête le réel et le fixe dans un domaine d’objets. Dans le cas de la physique, c’est la nature inanimée qui est ainsi fixée, mais qui reste toujours présente. Le physicien par son travail élabore, sans la contourner, une nature en la mettant en évidence comme un domaine d’objets. Ce qui est dit là est primordial : Ce domaine d’objets « ne peut jamais embrasser la plénitude d’être de la nature », l’objectité de la nature n’étant qu’une manière dont elle se met en évidence. « La représentation scientifique ne peut jamais encercler l’être de la nature. » (p 70)

 

Donc, pour la physique, la nature est l’Incontournable (das Unumgängliche), avec deux sens :

 

(1) La théorie ne passe jamais à côté de la chose présente, mais demeure dépendante d’elle, et,

 

(2) la nature ne peut être contournée car l’objectité selon laquelle la théorie la met en évidence n’encercle pas la plénitude de son être.

Modifié par Jeff Hawke
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Intermède radio : Sans rapport direct, mais quand même, si d'occasion, certains sont intéressés à quelques idées de base de l'oeuvre de Martin Heidegger, l'excellente émission sur France Culture, Les nouveaux chemins de la connaissance, ont consacré les 5 émissions de la semaine du 16 Mai (une cinquantaine de minutes pour chaque émission) à "Etre et Temps".

 

C'est disponible en récoute, ici : Etre et Temps.

 

(1 Le Dasein, 2 L'être-pour-la-mort 3 La temporalité 4 Le souci 5 La vérité comme dévoilement). Tout s'écoute très bien... ;)

 

Cela dit, dans un souci du temps qu'il faudrait toujours "gagner" :

 

Sélection possible : 1, 3 et 5.

 

Sélection plus radicale : 1 et 5.

 

Sélection drastique : 1

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L’Incontournable (pp 70 – 79)

 

 

« C’est au fond ce qui hantait l’esprit de Goethe dans son conflit malheureux avec la physique de Newton.» (p 70)

 

En fait, la science ne peut même pas se poser la question, car elle est par principe même fixée et limitée par son objectité.

 

On peut nommer cet incontournable dans les autres sciences, dans la psychiatrie où l’Incontournable est l’existence (Dasein) humaine, l’être-là (Da-Sein). En philologie, avec le langage comme Incontournable, en Histoire incapable de se saisir elle-même comme historique (l’histoire est l’Incontournable de l’Histoire).

 

« La nature, l’homme, l’histoire, le langage demeurent pour les sciences indiquées l’Incontournable qui déjà s’impose à l’intérieur de leur objectité et dont elles dépendent à tout moment, mais que pourtant, par leur mode de représentation, elles ne peuvent jamais cerner dans la plénitude de son être. » (p 72)

 

L’Incontournable, qui régit l’être de la science, et dont celle-ci ne peut rien dire, est une partie de la situation latente que ce questionnement cherche à rendre visible. Mais à ce stade, il subsiste une question essentielle en ceci précisément qu’une science, en tant que cette science, ne peut rien dire d’elle-même, c’est à dire qu’elle n’est pas en mesure de se représenter son être propre.

 

Heidegger, ici, pose ce constat « irritant » : « Ce que les sciences ne peuvent contourner : la nature, l’homme, l’histoire, le langage, est, en tant que cet Incontournable, inaccessible aux sciences et par elles. » (p 74)

 

L’Incontournable, l’inaccessible, c’est ce que nous nommons la situation latente. Pourquoi ? Parce que ce qui est latent peut être vu, mais n’attire pas l’attention. Et ce n’est pas faute de questionnements sur les fondements de la science, qui sont un trait de l’époque moderne. Nous sommes inquiets en ce qui concerne les sciences . Mais sans encore voir la raison, qui ne se montre pas d’elle-même (« cet Incontournable inaccessible demeure dans l’inapparent »)

 

La science repose elle-même dans sa situation latente (l’Incontournable) comme la rivière dans sa source. L’image est intéressante, car, lisant distraitement, on aurait pu comprendre rivière dans son lit, qui ne serait pas ici une métaphore adéquate. Pour être encore plus clair : « La situation latente se cache dans les sciences. Mais elle n’est pas comme la pomme dans le panier. » (p 75)

 

La rivière ne peut rien savoir de sa source.

 

Comprendre ce qu’est, et comment fonctionne la théorie du réel nous a amenés à l’objectité comme la façon dont la science nous révèle le monde. Puis « nous sommes devenus attentifs à l’Incontournable inaccessible auquel il est constamment passé outre. » (p 76)

 

Ici, Heidegger précise qu’il se contente d’indiquer la situation latente, et que de nouvelles questions seraient à poser. Mais déjà, ce seul fait d’y être devenus attentifs nous oriente vers « ce qui mérite qu’on interroge » (Das Fragwürdige, le « digne-de-question »), qui est incitation à répondre à ce qui se dit à notre être.

 

« Le voyage vers « ce qui mérite qu’on interroge » n’est pas une aventure, mais un retour au pays natal. » (p 76)

 

En Allemand, s’engager dans la direction d’un chemin déjà suivi, c’est sinnan, sinnen. Et entrer dans le sens (Sinn), c’est la méditation (Besinnung)

 

 

Apparté sur le vocabulaire : « Méditation » en Français peut sembler présenter des connotations religieuses, ou spirituelles, voire mystiques… Il faut toutefois se garder d’un rapprochement trop rapide. En effet, si le mot Meditation existe aussi en Allemand, ici, le terme employé par Heidegger, Besinnung, est plutôt à prendre au sens de réflexion (profonde), avec peut-être une idée de recueillement…En anglais, le titre de l’essai est « Science and reflection ». On trouve aussi le mot mindfulness comme traduction de l’Allemand Besinnung.

 

 

La méditation est au-delà de la conscience. Elle est l’abandon à « ce qui mérite qu’on interroge ». Par la méditation, nous arrivons là où nous séjournons depuis longtemps. Méditer est d’une autre essence que l’être-conscient, que le savoir de la science, que la culture (Bildung). Le mot Bilden signifie dresser un modèle-image La culture place devant l’homme un modèle (Vorbild). Pour cela, elle a besoin d’un cadre, un « espace » protégé de toutes parts.

 

« Au contraire, la méditation est seule à nous diriger vers le lieu de notre séjour. » (p 77)

 

« L’âge de la culture touche à sa fin, non parce que les incultes arrivent au pouvoir, mais parce que les signes d’un âge du monde deviennent visibles, où pour la première fois « ce qui mérite qu’on interroge » ouvre à nouveau les portes vers l’être (zum Wesenhaften) de toutes les choses et de tous les destins. » (p 78)

 

En méditant, nous nous engageons sur la voie indiquée, entre autres, par la situation latente de l’être de la science. Cela dit, rapportée à son époque, la méditation est plus pauvre que la culture… Mais elle doit nous ouvrir les portes de l’être.

 

La science ne peut se hisser jusqu’à son être propre, mais tout humain (donc aussi « tout savant (…) tout homme qui enseigne les sciences ou qui passe par une science ») le peut. Il peut se mouvoir à des niveaux différents de la méditation.

 

Le besoin de la méditation est une nécessité historique et non circonstancielle, c'est-à-dire qu’elle n’est pas là « pour mettre fin à une perplexité accidentelle ». (p 79)

 

En fait donc, et comme pour l’essence de la technique (Citant Hölderlin « Mais là où il y a du danger, là aussi / Croît ce qui sauve. ») à partir de l’être de la science, inconnaissable par celle-ci, on peut penser une voie à parcourir pour retrouver un monde au-delà de sa réduction selon l’objectité.

Modifié par Jeff Hawke
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:be: Bon, il n'est pas certain que j'ai suscité ici un autre intérêt que le mien en rendant compte de ces lectures Heideggeriennes, mais je vais quand même boucler ce fil, comme je l'avais prévu, en précisant les réferences du bouquin contenant entre autres les deux conférences présentées (La question de la technique et Science et méditation).

 

 

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Page 4 de couverture :

 

Ce livre est l'une des œuvres maîtresses de Heidegger, celle où l'abondance et l'originalité des vues, la hauteur poétique du langage s'affirment avec le plus de maîtrise et d'aisance.

 

Dans ces Essais et conférences, les sujets affrontés s'enchaînent avec une inexorable nécessité. La science qui poursuit et harcèle la nature, la technique qui la met à la raison pour mettre en sûreté des "fonds", à quel appel de l'Etre obéissent-elles ? Comment l'homme habite-t-il aujourd'hui sur terre et qu'est-ce pour lui qu'habiter ? Où prend-il les mesures de son habitation et de sa pensée et de l'Etre, de l'Etre et des choses qui sont, des choses et du monde ? Ainsi peu à peu le cercle se resserre autour des questions essentielles.

 

Dans des textes qui se situent dans le même horizon de pensée que Chemins qui ne mènent nulle part, les questions se pressent et se croisent, nous conduisant non à des réponses, mais à des échappées et à des perspectives.

 

 

 

Bien que d'épaisseur raisonnable (350 pages), le recueil est plutôt copieux, et outre les deux conférences citées, je n'ai lu que deux autres textes (textes simplement lus, et non approfondis par plusieurs lectures obstinées, donc pas vraiment "compris" au niveau requis pour en parler plus que ça :p ), tout aussi captivants et déconcertants, La chose (conférence de 1950), et Que veut dire "penser" ? (conférence de 1952).

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:be: Bon, il n'est pas certain que j'ai suscité ici un autre intérêt que le mien en rendant compte de ces lectures Heideggeriennes, mais je vais quand même boucler ce fil, comme je l'avais prévu, en précisant les réferences du bouquin contenant entre autres les deux conférences présentées (La question de la technique et Science et méditation).

 

Moi, j'ai trouvé cela intéressant. Je n'ai pas tout compris, mais cela m'a donné envie d'en savoir plus. En attendant de me procurer (quand j'aurai le temps) l'oeuvre de Heidegger dont tu parles, je me suis déjà un peu renseigné. Mais une chose m'a surpris. Je cite un passage de La philosophie pour les nuls (qui est un livre de philosophie, pas de politique, et qui est généraliste, pas spécialisé sur Heidegger):

 

La question de savoir si Heidegger était nazi ne se pose pas, car la réponse est évidente : non seulement Heidegger s'est inscrit au parti nazi mais son engagement a, jusqu'à sa mort, été beaucoup plus profond qu'il n'a bien voulu l'admettre et surtout, beaucoup plus profond que ses disciples et dévots en France n'ont voulu se l'avouer. C'est de France, en effet, qu'est venu le grand mouvement de réhabilitation qui, après 1945, aboutit à ne plus voir dans l'engagement politique de philosophe qu'une donnée tout à fait indifférente à sa philosophie.

 

[...]

 

Une interprétation moyenne refuse à la fois de négliger (ou de sous-estimer) l'engagement nazi du philosophe et de réduire l'ensemble d'une pensée exceptionnellement riche et complexe à une idéologie spécialement marquée par sa brutale pauvreté. En d'autres termes, il n'y aurait entre la philosophie de Heidegger et le nazisme pas de commune mesure, mais il y aurait aussi de larges espaces de connivences et de rencontres.

 

Parmi ceux-ci, on pourrait exhiber l'antihumanisme résolé du philosophe.

 

[...]

 

De fait, l'occultation de l'homme jusque dans son titre d'homme dans les écrits de Heidegger au profit de l'être et du Dasein répond comme en écho philosophique à cette occultation violente que le nazisme a promue au nom du Peuple de la la Race.

 

Je voudrais connaître ton avis sur ceci, Jeff. Personnellement, cela ne me coupe pas l'envie de lire ce qu'il a écrit sur la technique et son essence et je reverrai évidemment mon avis après cette lecture, mais j'ai actuellement l'impression qu'en rendant la technique ou son essence responsable des problèmes actuels, Heisegger nie un peu le rôle de l'homme.

 

Je citerai aussi ces paroles de Heidegger que j'ai trouvées sur wikipedia ( http://fr.wikipedia.org/wiki/Martin_Heidegger ) et qu'il aurait dites en 1945 :

 

Je croyais que Hitler, après avoir pris en 1933 la responsabilité de l’ensemble du peuple, oserait se dégager du Parti et de sa doctrine, et que le tout se rencontrerait sur le terrain d’une rénovation et d’un rassemblement en vue d’une responsabilité de l’Occident. Cette conviction fut une erreur que je reconnus à partir des événements du 30 juin 1934. J’étais bien intervenu en 1933 pour dire oui au national et au social (et non pas au nationalisme) et non aux fondements intellectuels et métaphysiques sur lesquels reposait le biologisme de la doctrine du Parti, parce que le social et le national, tels que je les voyais, n’étaient pas essentiellement liés à une idéologie biologiste et raciste.
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Je voudrais connaître ton avis sur ceci, Jeff.

 

Le problème de l'engagement nazi d'Heidegger (indubitable) est complexe, et fait toujours l'objet d'âpres débats. Récemment, dans les émissions sur France Culture dont j'ai parlé, Raphael Enthoven "résumait" en disant que Heidegger était un sale type qui avait écrit le plus beau et le plus important livre de philosophie de XXème siècle (Etre et temps), livre dans lequel il révéle des choses qui étaient restées cachées depuis la fondation de la philosophie (je ne l'ai pas lu, il est réputé trèèèès difficile :o).

 

C'est une question sur laquelle je ne me risquerais pas à trancher ici, il y faudrait un long débat, solidement documenté. (C'est comme pour Werner Heisenberg, et sans doute pas mal d'autres).

 

Note quand même qu'un des amis et supporter d'Heidegger en France après la guerre fut René Char (peut-être un des plus grands poétes du XXème siécle), qui était Résistant et peu suspect d'une quelconque complaisance avec le nazisme.

 

On peut aussi citer Hannah Arendt (c'est par la lecture de son oeuvre que je me suis intéressé à Heidegger).

 

mais j'ai actuellement l'impression qu'en rendant la technique ou son essence responsable des problèmes actuels, Heisegger nie un peu le rôle de l'homme.

 

Ah non, je ne pense pas du tout, au contraire. L'Homme, le dasein, est totalement engagé et responsable dans l'Histoire...C'est son renoncement à penser qui le conduit aux égarements.

 

En ce sens, la non-pensée qui caractérise notre époque est plutôt inquiétante... :confused:

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En ce sens, la non-pensée qui caractérise notre époque est plutôt inquiétante...

Conclusion pour le moins stupéfiante. A titre d'exemple, à combien estimes-tu, à la fin du 17 ème siècle, en Europe, le nombre de gens capable de comprendre les Sciences Physiques ? Je pense qu'ils étaient une petite dizaine, les publications scientifiques se résumaient en France aux lettres que le père Mersenne (Marin Mersenne 1588 - 1648) envoyait dans toute l'Europe. La société a progressé tout de même et en particulier l'instruction publique et les médias.:)

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La société a progressé tout de même et en particulier l'instruction publique et les médias.:)

 

Je pense que tu fais une confusion entre la connaissance, le niveau d'instruction, tout ça...et la pensée...

 

Pour prendre un seul exemple, d'actualité, une société qui "pense" la question de l'énergie de la façon suivante : "on a besoin de toujours plus d'énergie", sans aucun questionnement sur ce prétendu besoin, pour quoi ? pour qui ? et qui incarcére sa "réflexion" à choisir entre différents moyens de bousiller toujours plus et profondément son lieu de vie, en cassant soit les noyaux d'atomes, soit les sous-sols schisteux, ou bien en opacifiant l'atmosphère en brulant divers combustibles jusqu'à en suffoquer à l'échelle planétaire, ben une telle société démontre sa non-pensée...

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Oui, nous faisons beaucoup de choses de travers, mais en même temps, nous donnons ainsi à nos descendants des motifs à nous mépriser.

Ainsi seront-il heureux de se sentir supérieurs à nous, comme nous sommes tout heureux de dire que nos ne coupons plus les têtes, ne soumettons plus nos moeurs à la religion, n'avons plus juridiquement d'esclaves, etc.

 

Il ne faut cependant pas s'inquiéter outre mesure pour le réchauffement anthropique. On repousse avec dédain les solutions d'ingéniérie planétaire (voiles réflecteurs en orbite, empoussiérage calculé de la haute atmosphère...) en disant que c'est prendre la question à l'envers et violenter notre Terre nourricière. Il n'empêche que s'il le faut, on le fera évidemment.

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